Achikochi

Grève au Japon, plus qu’un brassard blanc

2018-04-23 | Lecture : 7 min

Quelque chose d’inattendu se passe en ce moment à la gare de Tokyo: de nombreuses boissons dans les distributeurs sont en rupture. La raison : les employés de Japan Beverages sont en grève.

Rébellion contre une black kigyo

La grève a pour but de demander une amélioration des conditions de travail des employés et que les heures supplémentaires soient payées. Sans compter que le ministère du travail lui même avait déjà émis un avertissement sur le sujet à l’entreprise qui, au lieu de payer les heures supplémentaires comme demandé, avait proposé de payer une petite somme en espèce, apparemment inférieure aux sommes dues (et accessoirement non imposée).

En réaction, les employés se sont mis en grève du zèle et ne font plus que les 7.5h payées par jour. Et pour changer, les messages de soutien aux employés affluent.

EDIT: Après 10 jours, les employés sont passés à la grève complèt la méthode douce n’ayant donné aucun résultat.

La grève au Japon

En France, on lit ou entend souvent qu’il n’y a pas de grève au Japon ou que les employés en grève portent juste un brassard blanc tout en continuant a travailler. Mais du coup, le cas de Japan Beverages a réveillé ma curiosité.

Le ministère de la santé et du travail publie des statistiques sur le sujet. J’ai quelques interrogations sur les chiffres qui n’ont pas l’air de s’additionner parfois mais passons.

Evolution du nombre de mouvements sociaux et grèves au Japon entre 1957 et 2016
Mouvements sociaux et grèves au Japon (1957-2016)

Tout d’abord, le ministère du travail sépare dans ses statistiques les mouvements sociaux « silencieux », en vert vif, et ceux qui se manifestent par une grève, en vert foncé.

Le graphique au dessus est très parlant : après des années très actives socialement, l’année 1985 marque un tournant et les mouvements sociaux sont brutalement réduits au tiers de ce qu’ils étaient. Le recours à la grève aussi diminue grandement, de 45% des mouvements sociaux a 15% aujourd’hui.

Evolution du recours à la grève (1957-2016)

De la même façon, la durée des mouvements sociaux change. Les actions de moins d’une demi-journée augmentent.

Répartition du recours à la grève (1957-2016)

La grève ces 5 dernières années.

Les rapports officiels produits chaque année se concentrent sur les 5 dernières années. En 2016, il y a eu 391 mouvements sociaux et 66 grèves. Contrairement à la France, il n’y a plus de mouvements de grève nationale. Le faible nombre, la fragmentation des mouvements et leur faible durée fait qu’ils n’apparaissent que très rarement dans les journaux. A ce titre, la grève actuelle des employés de Japan Beverages fait figure d’exception.

En 2016, les revendications des mouvements sociaux sont également sans surprise : salaires et politiques RH (licenciements, formations, heures supps, départ à la retraite…) sont tous deux les sujets les plus chauds. L’industrie minière, l’industrie, le médical et le secteur de la logistique constituent les secteurs avec le plus de grèves.

J’ai l’impression que la grève en tant que moyen de pression revient au Japon. Si on regarde les graphiques au dessus, on voit que la proportion de mouvements sociaux associés a une grève ainsi que les grèves « longues » (plus d’une demi-journée). Au dela des statistiques, il semble aussi que les syndicats remettent la grève dans leur arsenal. Je pense que la tension actuelle du marché du travail du fait du vieillissement de la population, de la concentration sur le Grand Tokyo et Osaka, et de la stagnation des salaires pendant 25 ans, va encore accentuer la situation.

Ainsi, a l’occasion des négociations annuelles, divers syndicats dans différents secteurs ont appelé a la grève : énergie, ferroviaire (via le principal syndicat de JR East), les ports, la poste, NTT, etc. Cependant, parmi ces exemples, aucune grève n’a eu lieu, soit parce qu’un accord a été trouvé avant a date annoncée de la grève, soit, dans le cas de JR East, parce que la réaction du public était largement contre et aurait au final desservi les objectifs des syndicats.

1985, la dernière grande grève ?

Revenons un peu en arrière.

Et tout d’abord sur le shunto, littéralement la bataille de printemps (春闘). Pour les Français qui me lisent, c’est un peu l’équivalent des Négociations Annuelles Obligatoires : un rendez-vous annuel où direction et employés (ou leurs représentants) discutent salaire et conditions de travail.

Revenons ensuite dans le temps. Pourquoi ce brusque changement de comportement après 1985 ?

Dans les années 70s, le shunto était vraiment une bataille pour obtenir une augmentation du salaire au delà de l’inflation. Et c’était vraiment un bras de fer entre syndicats et patronat. Bras de fer qui a réussi à arrêter complètement les chemins de fer pendant plusieurs jours en 1975.

Dans les années 80, la question des conditions de travail et notamment le paiement des heures supplémentaires entre dans la discussion. Mais c’est la grève des chemins de fer en 1985 qui a changé la perception du Japon.

A cette époque, les discussions sur la privatisation de Japan National Railways avançaient et certains syndicats n’acceptaient pas vraiment le changement de statut et la séparation de l’entreprise. La fin des années 70 et le début des années 1980 est marqué par les grèves, plus ou moins rudes, tout au long de l’année. Au delà de la privatisation, ce sont des grèves pour le droit a la grève dans les entreprises publiques qui se multiplient en 1984 et 1985. Un des syndicats les plus actifs sur le sujet était le National Railway Chiba Motive Power Union (Dorochiba).

Un petit groupe a décidé d’aller plus loin, trop loin. Le 29 novembre 1985, à 3 heures du matin, dans une attaque concernée, les cables de signalisation des trains (nécessaires pour la sécurité des circulations) ont été coupés en 30 endroits sur 22 lignes au total (20 à Tokyo et 2 à Osaka). A 6h du matin, la gare d’Asakusabashi a été attaquée au cocktail molotov et partiellement détruit. Au final, la circulation sur l’ensemble du réseau n’a pu être rétablie qu’en fin de journée. Environ 3200 trains et 6 millions de personnes ont été touchées.

A l’origine de cette action, la Ligue communiste nationale révolutionnaire, groupe criminel d’extrême gauche aussi connu pour être à l’origine de plusieurs attentats à la bombe a partir de la fin des années 1970 et pour mener des actions de guerilla sur l’ensemble du Japon. Et vaguement affilié au Dorochiba.

C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Cette action criminelle vaguement liée à un des syndicats va faire basculer l’opinion publique contre les syndicats.

A partir de la, le recours à la grève est de moins envisageable. La privatisation et fragmentation des grandes entreprises publiques n’aident pas non plus.

Et c’est pour ça que l’annonce d’une grève potentielle par le syndicat de JR East a autant surpris et provoqué un tel tollé en 2018.

Le mot de la fin

Difficile de dire que la grève n’existe pas au Japon. On est clairement bien loin des plus de 700 cas recensés en France en 2017, année calme. Difficile également pour moi de trouver des informations sur les conditions dans les entreprises non publiques. Les statistiques montrent que les grèves y existent, que leur durée augmente légèrement mais difficile de savoir comment ça se passe concrètement sur place.

Bref, affaire à suivre ces prochaines années