Achikochi

Trains Japonais : le mythe de la gare avec une seule passagère

2018-02-23 | Lecture : 9 min

Il y a des moments où l'actualité française s'intéresse au Japon. Et s'il y a un sujet où le Japon sert souvent de point de comparaison avec la France, c'est bien son système ferroviaire et ses trains.

Et entre les problèmes de la SNCF en décembre et le début des négociations sur la réforme de la Grande Maison, c’est sans surprise que les articles de comparaison avec le Japon se remettent à fleurir.

Et ces derniers jours, c’est l’histoire de la Gare de Shirataki, Hokkaido,”maintenue en service pour une seule passagère” qui tourne beaucoup sur Twitter.

Plongeons-nous là dedans mais d’abord :

T’es qui toi ? De quel droit tu parles ?

Soyons clair : juste un péquin de base qui sait utiliser Google. Et qui accessoirement a travaillé sous contrat privé dans une filiale de la SNCF (qui fournissait des locomotives a des transporteurs privés en France, parce que OUI, ça existe, légalement depuis 2006 et bien généralisé depuis 2010, y compris pour les passagers, depuis 2011 avec Thello, client de mon ancienne boite). J’ai aussi travaillé pour ALSTOM Transport, sur des projets de locomotives de fret.

Est-ce que ça me donne envie de protéger mon ancien employeur ? Bof. Je n’ai jamais autant râlé sur lui que quand j’en étais employé.

M
Bonjour M !

Beaucoup de choses à dire, mais ce blog porte sur le Japon.

Quand au “De quel droit je parle ?”, c’est mon blog. C’est aussi simple.

Père Raleur, raconte nous une histoire

Laissez-moi chausser mes lunettes roses Made in CoolJapan.

*Se racle la gorge et fait craquer ses doigts*

L’histoire raconte que dans un pays lointain appelé Japon, la compagnie ferroviaire JR Hokkaido maintient la gare de Shirataki en activité pour le bénéfice de sa seule passagère, une lycéenne du nom de Kana Harada et ce, jusqu’a ce que celle-ci soit diplômée.

La, maintenant celebre, photo de l'etudiante attendant son train dans la neige

France Info avait par exemple relayé l’histoire en janvier 2016.

Prenons un peu de recul

A l’heure ou la SNCF parle de diminuer le nombres de trains de proximité et de supprimer (encore) des lignes rurales, on peut comprendre comment cette histoire touche une corde sensible. Sauf que.

Sauf que dans cette histoire, beaucoup de choses sont à prendre avec des pincettes.

Une histoire de 2016

Tout d’abord, l’histoire à deux ans. Le sujet est apparu en janvier 2016 après qu’un blog chinois ait découvert l’histoire, blog ensuite relayé dans les médias japonais puis dans les médias anglophones. A plus grande échelle, c’est une histoire qui s’étend sur 2015-2016 mais je m’avance encore un peu.

Le fait que cette histoire ait deux ans ne change rien sur la “beauté” supposée du geste de la JR. Par contre, s’arrêter a cette simple information masque le fait que la gare en question a été fermée 2 mois plus tard, une fois l’étudiante diplômée.

Une « gare »

Même la “fermeture” de la gare est a prendre avec des pincettes : en fait de gare, c’était un simple abri de bois, sans personnel. De plus, l’entretien était effectué par les habitants du coin. Pour faire un rapprochement avec la France, ça ressemble plus à un abri-bus qu’a une gare ou même une simple maison de garde-barrière telle qu’on peut se les représenter en France.

Un calendrier… avantageux

Revenons sur le calendrier également et ce maintien “jusqu’a ce que la lycéenne finisse ses études”. Dans els faits, comme en France, les horaires de trains sont modifiés une fois par an. Et au Japon, ça tombe aux alentours de la fin de l’année fiscale soit autour du 30 mars. Tous les ans. Et ça tombe bien, c’est aussi le changement du calendrier scolaire (fin d’année et début d’année. La Rentrée, à la fois des entreprises et des élèves). Par exemple, la ligne que j’utilise principalement sur Tokyo, annonce depuis 6 mois, affiches à l’appui son changement d’horaires.

Le poster annoncant le démarrage des nouveaux horaires de la Keio
hangement des horaires de trains sur la ligne Keio a Tokyo

La fermeture avait été annoncée un an à l’avance pour des raisons économiques (cf plus bas) et de manque de fréquentation.

Des trains pour une seule passagère ?

Enfin, revenons sur cette seule passagère. Voyant la publicité que cela faisait à la ligne, JR Hokkaido en a profité pour tourner l’histoire et y mettre une bonne dose de Kando (le Happy Ending à la japonaise : à la fin du film, il faut que vous ayez pleuré d’un mélange de joie et de tristesse), tournant ainsi une décision économique en belle histoire.

Par ailleurs, le buzz qu’a généré cette histoire a attiré des hordes de fans de trains qui sont venus faire LA photo d’elle, seule sur le quai, attendant son train. Et lui demandant de poser, des interviews… Lui posant des problèmes à un moment ou elle passait des examens. Imaginez la même chose avec un.e élève passant le bac…

Accessoirement, elle n’était pas la seule passagère (les rapports en mentionnent une dizaine) et ce n’était pas la seule gare fermée, les trois gares alentours l’ont aussi été.

La fin de l’histoire

La gare de Shirataki completement demolie

En octobre 2016, les bulldozers sont passés et ont rasé le petit abri qui servait de gare. FIN.

Un reportage (en japonais) retraçait toute l’histoire, avec des photos d’archive montrant la gare à son heure de gloire.

De la petite histoire à l’Histoire

Alors, il va falloir que je fasse un article spécifiquement sur le sujet parce que celui-ci est déjà trop long mais arrêtons-nous sur JR Hokkaido qui est le sujet de l’Histoire du Jour

Il fut un temps où la JR s’appelait la JNR. La SNCJ pour faire simple. Et JNR gérait les trains sur le territoire japonais, à côté d’opérateurs privés (Kintetsu, Keio, Odakyu pour en citer quelques un).

En 1987, après une série de pertes financières, de problèmes de management et une affaire de fraude, la compagnie est divisée en sept (6 régions et une pour le fret) et une partie de ses lignes les moins rentables sont vendues à des compagnies privées tierces (ce qu’on appelle des Opérateurs Ferroviaires de Proximité en France).

En parallèle est mise en place la Société de Régularisation de la JNR, chargée de gérer le transfert de personnel entre les différentes structures, mais surtout de gérer les dettes énormes de chaque nouvel opérateur.

Parce que oui, c’est aussi un gros sujet au Japon. Et notamment pour JR Hokkaido qui avec une superficie comme la Nouvelle Aquitaine (je ne m’y ferais pas) ou la Guyane mais seulement 5 millions d’habitants doit assurer du service dans des régions très peu peuplées, à l’exception de la toute pointe sud de l’île.

Et même aujourd’hui, les comptes ne sont pas brillants : deficit de 23.5 milliards de yens (beaucoup trop de zeros, meme en euros) sur l’exercice finissant en avril 2017 (Accessoirement, lisez l’article, il est en anglais mais fait bien le bilan sur la privatisation de JNR après 30 ans).

On est donc tout proche de la mission de service public et des Trains de Proximité français.

Regardons donc comment cette société privée, qui maintient une gare pour une seule passagère (si si, puisqu’on vous le dit, une seule) a géré son réseau les 15 dernières années :

Réseau en 2004
Réseau en 2007
Réseau en 2014
Réseau en 2017

(Merci a ce blog pour les cartes issues des livres de référence : <http://biei4seasons.blogspot.jp/2014/03/blog-post.html?m=1>)

Pas besoin de lire le japonais pour comprendre que c’est moins touffu, que le nombre de points diminue dramatiquement. Environ la moitié des lignes sont non rentables. Et ça n’a pas loupé : en novembre 2016 (soit après que notre belle histoire soit déjà morte et bien enterrée), le président de JR Hokkaido a annoncé la fin des opérations sur 1237 kilomètres de ligne. Soit 50 % de son réseau. Une petite partie sera proposée a des opérateurs tiers SI et seulement SI les collectivités locales concernées sont d’accord. Dans le cas contraire, elles seront tout simplement fermées.

Bref, une société privée qui prend des décisions sur une base financière exclusivement.

Et vous le dites que c’est ça, l’entreprise exemplaire que vous comparez à la SNCF ? Et le modèle de privatisation que vous voulez ?

Mais le plus drôle dans tout ça, c’est que JR Hokkaido n’a qu’un seul actionnaire, qui détient 100% des parts de l’entreprise : l’Agence de Construction, Transport et Technologie Ferroviaire. L’agence gouvernementale qui a pris la suite de la Société de Régularisation de la JNR.

Autrement dit, des fonds 100% publics dans une entreprise de droit privé.

Comme quoi, quand on prend des exemples, mieux vaut bien les vérifier.

Mise jour du 22 septembre 2020:

Je ne pensais pas vraiment mettre a jour cet article mais The Economist vient de sortir un article sur les lignes locales qui disparaissent au Japon et qui met fortement en avant les differences entre trains locaux et Shinkansen mais aussi entre Tokyo et le reste du pays.

Pour faire court:

  • Tokyo est en croissance, le reste du pays dépérit. Ce n’est pas limité au ferroviaire mais c’est le sujet de cet article
  • Le gouvernement japonais subventionne bien les compagnies ferroviaires mais…
  • … pas suffisamment pour que celles-ci perdurent. Donc les lignes ferment

Le dernier paragraphe est assassin:

“If we continue down this path, every form of public transport in rural regions will disappear in the future,” warns Mr Utsunomiya. The buses that replaced Gobira’s trains are empty: “carrying air”, as Mr Masuda puts it. He worries it is not so much public transport that is disappearing, but rather the communities it serves.

« Si nous continuons sur cette voie, toutes les formes de transport public des zones rurales sont amenées a disparaitre, », prévient M. Utsunomiya. Les bus qui ont pris le relais a Gobira sont vides, ils « transportent de l’air », pour reprendre l’expression de M. Masuda. Sa crainte n’est pas tant que les transports publics disparaissent, mais plutôt les communautés qu’ils desservent.