Achikochi

Non, Tokyo n’est pas la ville la plus dense au monde

2021-05-06 | Lecture : 16 min

C'est un autre des grands classiques sur le Japon : Tokyo serait une des villes les plus denses du monde. Voire LA ville la plus dense.

J’ai été gentil, je vous ai déjà donné la réponse dans le titre, mais suivez-moi dans une exploration de la ville un peu différente, digression historique incluse.

Densité de population, pourquoi faire?

La densité de population est une mesure simple : combien de personnes habitent dans une zone donnée, rapportée au kilomètre carré. C’est utilisé aussi bien pour déterminer et évaluer les politiques de la ville et l’urbanisme ainsi que comparer des villes entre elles.

Parlons chiffres

Bon, armé de cette jolie définition, nous pouvons nous ruer sur Google, voire Wikipedia pour les plus aventureux et hop, le résultat apparait en 10 secondes.

Densité de population de Tokyo: 6349 hab/km2.

Bon comme dit plus haut, la densité est pratique pour comparer. Prenons une entité administrative similaire qui parlera au plus grand nombre : Paris.

Densité de population de Paris: 20 641 hab/km2.

Comment ça ?

Bruxelles ? 7 392 hab/km2.

Genève ? 12 669 hab/km2.

Porto ? 7 649 hab/km2.

On m’aurait menti ?

Tokyo ? C’est à dire ?

Ca a l’air simple, et pourtant…

Qu’est-ce qu’on entend par Tokyo ? Les 23 arrondissements ? Le département de Tokyo ? Dans ce dernier cas, vous incluez aussi les iles rattachées au département mais inhabitées ? Est-ce que vous incluez la Grande Zone d’emploi métropolitaine de Tokyo (qui inclue les villes dont au moins 10% de la population travaille dans les 23 arrondissements de Tokyo) ? Vous allez plus loin et incluez les départements limitrophes (Tokyo + Kanagawa, Saitama et Chiba) ? Voire considérez-vous, comme le fait le Bureau Japonais des Statistiques dans certains cas, la Grande Aire métropolitaine du Kantō, ou la Région capitale nationale ?

Bon, ayant deja eu cette discussion par le passé, je sais que certains s’insurgent que la région de Tama et les iles soient comptées. Trop de vide. Trop de rizières, de forets. Trop loin du Tokyo de l’imaginaire collectif. Soit, concentrons-nous sur les 23 arrondissements. La densité est effectivement plus élevée que celle précédemment citée. 15,146 hab/km2. On est cependant seulement aux trois quarts de la densité de Paris intramuros.

Du coup, retournons sur Wikipedia qui propose un classement des villes les plus denses qui ne considère que ces 23 arrondissements et qui donc correspond exactement a ce qu’il nous faut.

Sauf que Tokyo n’est toujours pas dans ce classement. Aucune ville du Japon ne l’est. Pour comparaison, la France place 9 villes dans le classement. La Belgique 5.

Stupeur et Tremblements !

Dans le détail (sur la base de la population de 2016), seuls les arrondissements de Toshima (22,650 hab/km2), Nakano (21,350 hab/km2) et Arakawa (21,030 hab/km2) surpassent Paris. Si vous aviez ces arrondissements en tête en pensant a « Tokyo est une ville dense », félicitations, vous connaissez la ville mieux que moi.

Mettons nous en situation

Pour comprendre certaines des raisons, allons jeter un oeil a un des quartiers les plus réputé pour sa densité : Shinjuku, qui alimente beaucoup de l’imaginaire de la ville.

S’il y a bien un quartier qui symbolise tout l’imaginaire dense de Tokyo, c’est bien Shinjuku. Les gratte-ciels, que ce soit le Cocoon ou la mairie de Tokyo, sont emblématiques du quartier. La profusion de néons, de la rue au sommet de nombreux bâtiments aident a cette saturation des sens.

Shinjuku by night, Pema Lama on Unplash
Shinjuku by night

Et pourtant.

Shinjuku n’est pas l’arrondissement ayant le plus de bâtiments de grande hauteur. La palme revient à l’arrondissement de Minato (qui inclut Roppongi, la zone nord de la gare de Shinagawa, grande zone d’affaire…), suivi par Chiyoda (quartier financier proche de la gare de Tokyo, quartier administratif et gouvernemental de Kasumigaseki…).

D’ou vient cette image alors ? Sans doute que le quartier a été particulièrement redeveloppé après la Seconde Guerre Mondiale. Le quartier avait été grandement détruit par les bombardements mais bénéficiait d’un terrain favorable a la construction de gratte-ciel et c’est donc la que de nombreux ont été construits, notamment dans les années 70 à 90, devenant la vitrine de la ville alors que le pays et la ville s’ouvrait au monde.

Les autres quartiers, a commencer par Minato et Chiyoda mentionnés plus haut, ont majoritairement été développés dans les années 2000 (avec respectivement 61 et 31 projets terminés durant cette décennie).

Soit. Il y a des gratte-ciels. Mais ca ne nous fait pas avancer sur cette histoire de densité.

Sauf que. Et si les gratte-ciels étaient les arbres qui cachaient la forêt ?

Les gratte-ciels et immeubles sont concentrés dans des zones très spécifiques ou au bord des grands axes (en rouge sur la vue aérienne ci-dessous). Passez cette façade et vous vous promenez maintenant au milieu de bâtiments de 4 ou 5 étages voire des maisons individuelles sur 2 niveaux. Meme la photo en introduction de cette section permet de se rendre compte de ce dégradé brutal dans le nombre d’étages.

Un autre élément a garder en tête, c’est que nombre de ces bâtiments ne sont pas résidentiels. Ou seulement partiellement. Ce qui signifie que la densité de population de ces zones est très faible au final. Comparez la carte des densités par chome ci-dessous avec la vue précédente. Les zones denses (en rouge) évitent

Densités de population par chome autour de la gare de Shinjuku

Les zones réputées les plus denses (proches de la gare de Shinjuku, au centre de la carte ci-dessus) sont meme au final parmi les moins denses de l’arrondissement de Shinjuku. Les plus denses sont majoritairement des zones de petites habitations de 1 a 3 étages, a l’exception de Toyama 2-chome qui est une danchi, une série de barres d’immeubles qui ne dépareilleraient pas dans la banlieue parisienne.

Si Shinjuku (et dans un moindre mesure, Ikebukuro) a cette image de ville dense, c’est aussi parce que 20 millions de personnes (dont environ 3 590 000 pour Shinjuku (2018), 2 710 000 pour Ikebukuro (2017)) utilisent les transports de Tokyo tous les jours. Mais ils n’habitent pas le quartier ou l’arrondissement mais repartent en périphérie (autres arrondissements de Tokyo ou départements voisins) une fois le soir venu.

Parcs et espaces verts en tous genres

Une autre hypothèse qui est fréquemment invoquée pour justifier que Tokyo est peu dense est la forte présence de parcs et espaces verts. Et j’ai longtemps souscris a cette hypothèse. Pour être franc, j’ai attaqué la rédaction de cette section en étant certain que Tokyo était effectivement mieux dotée en espace verts que Paris et c’est comme ça que j’ai attaqué mes recherches.

Sauf que ce n’est pas le cas. En chiffres bruts, la surface occupée par les espaces verts des 23 arrondissements de Tokyo représentent moins de la moitié de la superficie des espaces équivalents a Paris (1012 hectares contre 2394 hectares). Une fois rapportée a la superficie totale de la ville, la différence est encore plus marquée : 2.5% de la ville est constituée d’espaces verts a Tokyo, contre 22% pour Paris. Et pour les 23 arrondissements de Tokyo, j’inclus les 559 hectares de terres agricoles ! Les grands parcs de la ville, que ce soit le Palais impérial, Meiji-jingu et le parc de Yoyogi ou celui d’Ueno, qui sont tous de grandes zones touristiques, participent à cette impression.

Pour Paris, le parc de Vincennes et le bois de Boulogne sont 2 grands poumons verts de la ville mais la ville est aussi parsemée de multiples parcs, espaces verts ou autres coulées vertes. Une fois représenté sur une carte, c’est encore plus flagrant :

Surfaces occupées par les espaces verts a Paris

Par ailleurs, si Tokyo était autrefois parcourue de nombreuses rivières et canaux (Ginza était d’ailleurs une ville de canaux qui servaient alors au transport de marchandises), la majorité ont été couverts au sortir de la seconde guerre mondiale et de nombreux parcs et squares (ou ce qui s’en rapprocheraient en France), sont de plus en plus goudronnés ou bétonnés.

Un ensemble de parcs bien moins dense a Tokyo qu'a Paris
Placés sur une carte, les espaces vert sont bien moins présents a Tokyo qu’a Paris.

A noter que les espaces verts mentionnés ne prennent pas en compte les rues arborées, bien plus courantes a Paris qu’a Tokyo. Paris propose d’ailleurs une carte en open data si vous êtes curieux.

Rue bordée de cerisiers pres de la gare de Seijo-Gakuen-mae
Une rue arborée a Tokyo, une vue pas si courante

On peut donc écarter cette hypothèse qui ne semble donc pas décrire la réalité. C’est donc plus au niveau du bati et de la voirie qu’il faudrait regarder.

Parlons PLU, parlons mieux

Paris, vue de la place de l'étoile

Zone urbaine dense contre développement vers l’ouest

Une des differences entre ces deux différentes approches d’urbanisme est ancré dans des décisions d’après guerre.

Les deux villes sont confrontés a des conditions de départ différentes mais l’après guerre présentait les mêmes défis d’explosion démographique. Si Tokyo est détruit a 50,8% suite aux bombardements incendiaires, notamment ceux de mars 1945, Paris a du aussi faire face face au problème des logements insalubres et au développement des bidonvilles (le fameux appel de l’abbé Pierre en 1954 était dans ce contexte) dû autant a l’afflux important de population après la guerre qu’au manque de maintenance dans l’entre-deux-guerres. Le tout en développant le programme de logements a bon marchés (HBM), initialement en bordure de Paris intramuros (12ème arrondissement etc)

Paris, après une premiere phase ou la reconstruction se faisait a l’identique, et plus généralement la France au travers du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), fait le choix d’un habitat dense, allant a l’opposé des pratiques d’autres pays (notamment les États-unis) qui développent plutôt le logement péri-urbain et les zones pavillonnaires s’étendant à perte de vue. C’était aussi a contre courant de la volonté de beaucoup de beaucoup, qui, aujourd’hui comme alors, rêvaient d’avoir un pavillon avec jardin. Mais la priorité était de pouvoir fournir rapidement des logements convenables aux nouveaux arrivants (deux millions de nouveaux habitants entre 1945 et la fin des années 1960).

En parallèle du développement de Paris intramuros (qui sert de point de référence a cet article), il faut mentionner la création des villes nouvelles (Cergy-Pontoise, Évry, Marne-la-Vallée, Saint-Quentin en Yvelines, Sénart) en Ile-de-France, pensées comme villes satellites de Paris et reliée à la capitale par le réseau de transport autant ferroviaire qu’autoroutier. Là aussi, le choix est fait de développer un habitat dense, mais entre la capitale et ces villes nouvelles (au moins dans les premières années), s’étendent des zones agricoles et/ou de faible densité.

La priorité de Tokyo était de reconstruire tout court tout en faisant face a une rapide augmentation de sa population (de 3.5 millions d’habitants au lendemain de la guerre a 10 millions en 1963). Se plonger dans les documents de l’époque donne un aperçu des défis de l’époque :

  • 385 000 logements remis en état ou reconstruits en 1946 et 751 000 de plus entre 1947 et 1956. 1.18 million s’ajoutent entre 1957 et 1966.
  • mettre en place les infrastructure de transport (train, métro, voitures) nécessaires pour gérer les flux entre des zones résidentielles et de travail de plus en plus séparées
  • gestion des infrastructures sanitaires notamment égouts (seul un tiers de la ville avait accès au réseau des égouts en 1967), gestion des déchets dans les années 70 en réaction aux commentaires lors des JO de 1964 et une prise de conscience locale
  • gestion des risques naturels, notamment incendies ou aménagement des zones alluviales…

Le coeur de la ville est alors centré sur la gare de Tokyo (qui bénéficie des premiers gros développements et grattes-ciels autour d’Akasaka, Marunouchi ou Ginza) et les nouvelles constructions se font vers l’est (Funabashi), et le Sud (en direction de Kawasaki et Yokohama).

Une des raisons pour cela est qu’environ 10km autour de ce centre historique, une ceinture d’usines et d’établissements industriels limitent l’expansion, notamment vers l’est. Pour remédier a cela, fin des années 50, le gouvernement décide de redévelopper 3 zones de la banlieue proche et qui n’avaient été intégrées aux arrondissement de Tokyo qu’en 1932 :

  • Ikebukuro,
  • Shinjuku, alors surtout connue pour la station d’épuration Yodobashi Rokkakudo (Yodobashi étant le nom de l’arrondissement auparavant, vous connaissez maintenant l’origine du nom de Yodobashi Camera)
  • Shibuya

Et dans une moindre mesure, Nakano, Gotanda, Sangenjaya ou Ogikubo. Le tout en développant les autoroutes aériennes et les voies ferrées nécessaires pour reconnecter ces villes satellites. C’est ce qui a été appelé développement vers l’ouest (西へ), par ailleurs aidé car le centre historique était limité a l’est par la rivière Edogawa.

Shinjuku en 1954 (Source)

Ces projets se concentrent surtout sur les fonctions économiques (des bureaux) et administratifs et pour ca, la ville construit de nombreux gratte-ciel dont on a déjà discuté plus haut ainsi que les infrastructures. De nombreux projets furent terminés juste a temps pour les Jeux Olympiques de 1964, ce qui a aidé a établir l’image futuristique de la ville.

Pour les logements, la ville n’avait initialement pas moyen de financer la construction. Tout reposait sur les habitants eux memes, d’ou une expansion par des maisons individuelles ou des bâtiments de faible hauteur, d’autant plus que ces zones étaient la banlieue après tout. Bâtiments toujours visibles aujourd’hui, y compris a coté de Shinjuku (Shinjuku 5-chome en est un très bel example). Ce qui émerge, c’est donc des satellites constitués de gratte-ciels mais avec une faible population et une zone résidentielle de faible hauteur qui s’étend au-delà.

Les années 60 marquent un changement dans cette approche avec le développement par les deniers publics des danchis, ces équivalents des barres d’immeubles et leur classification nLDK alors révolutionnaire et qui est devenue la norme depuis. Ces ensembles denses sont construits dans les banlieues et, comme en France, montrent aujourd’hui leur age. La pression démographique fait grimper les prix et force les gens à s’installer de plus en plus loin du centre de la ville.

On se retrouve donc avec un centre financier de gratte-ciels peu dense, entouré de zones résidentielles légèrement plus denses avec, ici et là des danchis a forte population. Cette expansion est aussi une des raisons pour laquelle Paris est une ville où il est beaucoup plus simple de se déplacer à pied que Tokyo.

Jusqu’en 1965, la construction de la ville est qualifiée d’ »anarchique ». Cette année la, un nouveau plan directeur d’urbanisme est institué, définissant une zone de 25km autour du centre qualifiée de dense dans lequel la ville et l’état achètent des terrains pour en planifier l’usage ou la conservation et un usage plus libre et plus vert au-delà.

Ville dense, ville en évolution

Evidemment, entre la fin des années 70 et aujourd’hui, les deux villes et leurs contextes ont bien évolué. Difficile de passer la période de la bulle au Japon et ses projets pharaoniques (Odaiba, projet peu rentable dès le départ) puis son éclatement, notamment a cause de l’effondrement des prix de l’immobilier (Odaiba et la faillite des entreprises chargée de développer la zone est, encore une fois, typique). On voit deux tendances a l’apparence opposées s’affronter :

Entre ces deux extrêmes, que ce soit par spéculation ou pour faire face aux différents impôts (foncier, successions etc), les parcelles sont petit a petit fractionnées. Sur la vue satellite ci-dessous (au dessus de l’arrondissement de Setagaya), voit bien l’évolution des usages et surfaces qui cohabitent toujours. Historiquement terres agricoles (toujours présentes en bas de la vue), les lots ont été fractionnés de nombreuses fois, les espaces verts disparaissant au profit d’une maison utilisant toute la surface disponible puis ce même lot étant fractionné en 3 (voire 6 au centre gauche, toits bruns clairs), souvent au profits de maisons pré-fabriquées et qui se ressemblent énormément, aboutissant à cet aspect copier-coller assez caractéristique des quartiers résidentiels tokyoïtes.

Fractionnement des parcelles, rendant le quartier de plus en plus dense

Ce fractionnement rend petit a petit la ville plus dense et tend a inverser cette expansion vers l’ouest. C’est en tout cas ce que prévoyait l’Institut National des Populations en 2018, constatant que, depuis 2015, la population s’accroissait plus dans les 23 arrondissements de Tokyo que dans le reste du département, contrairement a la tendance de fond décrite précédemment et qui avait cours depuis les années 60. S’il est encore tôt pour le dire, la pandémie de Covid pourrait avoir à nouveau inversé cette tendance.

Paris ne fait pas face aux mêmes soucis aujourd’hui puisque la ville fait face a une baisse de sa population. Pas la peine d’invoquer le Covid, la baisse est constante depuis 2011. Le prix des logements, la multiplication des locations touristiques type AirBnB, le déménagement des entreprises vers la banlieue, sont autant de raisons invoquées pour expliquer cette baisse. On constate aussi une explosion de la construction des surfaces commerciales (notamment bureaux) au détriment des logements ces 5 dernières années. Enfin, à un niveau fondamental et contrairement a Tokyo, Paris ne peut plus s’étendre horizontalement, étant globalement bornée par le périphérique.

Le mot de la fin : pas si dense

Félicitations, vous êtes arrivés au bout de l’article.

A la question « Tokyo est-elle la ville la plus dense au monde », il aurait pu être très simple de répondre non ou de clore le sujet en quelques phrases. 2800 mots plus tard, vous avez compris que ce n’est pas l’option que j’ai choisie.

Une chose est sure, on se retrouve encore une fois confronté à une différence entre la réalité et le ressenti, surtout s’il est répété comme une évidence comme introduction de nombreux articles ou vidéos sur la ville.