Les grandes questions du marché du travail japonais
Le marché du travail japonais fait l’objet de beaucoup d’articles, sur les différences de façon de travailler, de rythmes, de séniorité. Mais au delà de ces aspects, il est intéressant de regarder, au delà de chaque entreprise (et des expériences de chacun, au Japon et ailleurs), quels sont les grands défis qui attendent le Japon dans les prochaines années.
Asseyez-vous, la lecture est longue.
Une concurrence accrue
Aujourd’hui, la concurrence est féroce pour les entreprises pour tout simplement recruter. Si la majorité des recrutements se font encore à la sortie de l’université, les opportunités sont plus du côté des étudiants. On compte en effet 1.8 offres d’emploi par étudiant au niveau national et toutes industries confondues.
Dans le détail, la situation est la plus critique dans les secteurs suivants (décembre 2017, enquête Recruit) :
- IT (AI, Web development) (postes vs candidats : x6.45)
- IoT (Informatique embarquée) (x5)
- VR, Jeux, Commerce en ligne (x5)
- Immobilier (x2.78)
- Stratégie (x2.10)
- Comptables (x1.25)
Et la pénurie est en hausse constante depuis 2008, sauf pour les employés de bureaux où il y a à peu près 2.5 candidats pour chaque poste.
Un sondage réalisé en décembre 2017 montre ainsi que 86% des étudiants en dernière année d’université ont déjà une promesse d’embauche. Quelques mois avant la remise de leur diplôme et bien avant le démarrage d’avril. C’est le taux le plus élevé en 13 ans et surtout un retour aux niveaux d’avant la crise financière de 2007 et on peut espérer qu’au début de l’année fiscale, le taux sera encore plus élevé.
Cependant, ce chiffre cache une réalité plus difficile en dehors de Tokyo et pour certaines entreprises qui n’avaient jusque là aucun problème pour recruter : les mêmes étudiants refusent les propositions d’embauches !
Et ce n’est pas un phénomène à la marge : 64.6% des étudiants ont refusé une offre d’embauche. Et dans certains cas, des postes vus pendant longtemps comme des positions refuges et sûres n’arrivent plus à recruter. C’est notamment le cas des postes dans l’administration. Les postes proposés à Hokkaido sont ainsi rejetés à près de 60%. Dans d’autres départements, il n’y a tout simplement pas assez de candidats pour remplir les postes ouverts. Et une partie (voire la totalité) des candidats se désistent ce qui rend la situation encore plus difficiles pour les employés actuels.
Une réflexion sur les rythmes de travail
Les affaires d’abus qui frappent Dentsu régulièrement (suicides, éteindre les lumières le soir pour faire croire aux passant que tout le monde est parti mais forcer les employés à travailler dans le noir, ou les laisser partir mais exiger qu’ils travaillent depuis leur domicile, pour ne citer que les cas de 2017) ou d’autres entreprises (souvent regroupées sous le nom de sociétés noires, black kigyos) ont atteint un seuil critique en 2017. Ou plutôt, un seuil que les candidats ne sont plus près à accepter.
On voit donc apparaître des solutions absurdes pour forcer les gens à changer leurs habitudes. Comme ce drone qui a fait les gros titres ces derniers mois qui vient harasser les managers qui restent trop tard. Ou cette entreprise qui force les employés qui font trop d’heures supplémentaires à porter une cape rouge pour les moquer en public.
Mais au delà de ces actions très cosmétiques et très Weird Japan (© bullshit), une reflexion sur les conditions de travail est bel et bien en cours en ce moment.
Une des grandes questions sur la table est l’intérêt réel des conbinis ouvert 24h/24, 7j/7. En effet, pour un petit conbini, une vingtaine de personnes sont nécessaire pour maintenir un service continu toute l’année. Ce qui, avec près de 70’000 conbinis sur l’ensemble du territoire japonais représente une sacrée demande, de plus en plus difficile à satisfaire et ce, même si tous les conbinis ne sont pas ouverts h24 (« seulement » 95% pour Family Mart par exemple).
Chaque franchise étudie sa solution pour faire face au manque de main d’oeuvre mais le sujet est sur la table. Lawson a pour l’instant mis le sujet de côté de crainte de voir son chiffre d’affaire diminuer.
Vers une hausse des salaires finalement ?
Avec l’embellie de la situation économique, le gouvernement s’attaque au nerf de la guerre : le salaire. Après des années de gel (ou des négociations nationales de 500¥ par mois), le gouvernement comme l’organisation patronale Keidanren poussent pour obtenir une augmentation d’au moins 3% des salaires.
Notamment pour que cet argent soit réinjecté dans l’économie plutôt que de dormir dans les compte en banques des entreprises.
C’est aussi un des leviers à la disposition des entreprises pour attirer plus de candidats, renversant ainsi le classique système d’ancienneté.
Et c’est ce qu’a fait Kuroneko Yamato, le plus gros service de Takkyubin. Pour faire face à la hausse du travail en période de fin d’année et la crise du recrutement généralisée dans l’industrie, le salaire horaire a été passé à 2500¥/h. Avec succès.
Une nouvelle main d’œuvre
Au delà de l’aspect financier, les entreprises essaient aussi de diversifier leurs employés potentiels, sans se limiter au traditionnel recrutement en fin d’université ou aux salarymen.
C’est tout le but des fameuses Womenomics du Premier Ministre Abe. Faire en sorte que les femmes brillent (Shine) et prennent leur place dans le monde du travail. C’est bien sur le papier, mais ce serait mieux s’il se passait vraiment quelque chose de concret. Une partie du problème étant le manque d’infrastructures pour assurer que les couples travaillent tous les deux. D’autre part, l’absence d’envie de s’intégrer dans un monde du travail où être humain est difficilement possible.
Très récemment (mi-janvier 2018), ce sont les personnes âgées qui sont dans la ligne de mire du gouvernement. Que ce soit en redéfinissant l’âge à partir duquel on parle de « personne âgée » (75 ans, officiellement pour correspondre à l’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé) mais aussi en cherchant à mettre en place un système de versement des retraites à partir de 70 ans. Les discussions de 2018 cherchent à introduire ce système sur la base du volontariat mais Abe à clairement indiqué vouloir discuter une loi pour reculer l’age de départ à la retraite à 70 ans en 2020.
Et d’un certain côté, ça marche : malgré une baisse de 4 millions de la population active masculine (15-64 ans) entre 2000 et 2016, le retour sur le marché du travail des femmes et des personnes âgées (2.93 millions de personnes) a permis de rattraper 80% de la chute. Pour les 20% restants, il faut trouver d’autres pistes. Surtout en sachant que 2,7 millions d’actifs de plus devraient quitter le monde du travail d’ici à 2025.
La première piste, qui est loin d’être nouvelle au Japon, c’est de mettre au travail les robots. C’est le cas depuis les années 70 et on commence à en voir un peu partout, à commencer par l’échec complet qu’est Pepper (malgré tout le respect que j’avais pour Aldebaran Robotics et son Nao). Le gouvernement de Tokyo en fait fortement la promotion, notamment du fait de l’implication de l’université de Tokyo dans le domaine.
Enfin, la dernière piste envisagée (en dernier recours peut être) est de faire appel aux étrangers. En janvier 2018, il y a 3% d’employés non japonais (1.08 million) dans les entreprises japonaises, en hausse constante depuis 4 ans. Ce qui est le pourcentage d’étrangers à Tokyo (1.8% sur l’ensemble du Japon). 30% travaillent dans des entreprises de moins de 30 employés.
Si on voit une explosion d’offres d’emploi sur Tokyo annonçant « No Japanese required » notamment dans l’informatique, c’est surtout dans les conbinis, l’agriculture ou la construction que le changement se fait.
Dans certains secteurs comme la production, sur les 90’000 postes créés en quatre ans, 77’000 (90%) sont occupés par des étrangers. La situation est similaire dans la vente (70’000 personnes soit 67% des nouveaux postes).
Grâce au système des « stagiaires techniques étrangers », les entreprises peuvent engager jusqu’à 5% d’employés étrangers. Dans les faits, la définition très vague de ce qui compte comme stage est source d’abus notamment en ce qui concerne les heures travaillées, les conditions de travail et le salaire.
Pour les conbinis, c’est souvent l’appel aux étudiants étrangers qui leur permettent de tenir boutique. En tant qu’étudiants, le visa autorise de travailler jusqu’à 28h par semaine.
Les abus au code de travail se multiplient dans le cadre de ce système, poussant certaines personnes ou organisations à faire de la prévention directement au Vietnam, Thaïlande, etc… pays d’origine de la majorité de ces stagiaires. L’inertie du Ministère du Travail n’aide pas.
Les abus en question peuvent être graves. L’association pour la Coopération et les Stages techniques recense 1501 accidents en 2015, 28 stagiaires sont décédés en 2016 d’accidents du travail ou encore plus de 4000 cas de non-paiement des salaires en 2016 (selon le Ministère du Travail).
Le sujet est d’autant plus sensible que certains voient dans l’arrivée massive d’étrangers pour pourvoir le marché du travail un risque pour le Japon. D’où le fait que beaucoup des programmes (dont le programme de stage) sont toujours présentés comme un séjour temporaire, avec un retour au pays plus ou moins forcé en fin de stage. Par ailleurs, le chiffre de 100’000 étrangers par an nécessaire pour combler le gouffre a maintenant disparu de toutes les discussions sur le monde du travail.
Le mot de la fin
Si vous êtes arrivés jusqu’ici, félicitations !
Les prochaines années vont être critiques vu le vieillissement de la population et il va être difficile d’y répondre dans l’urgence. J’espère juste qu’au final, on n’arrivera pas à un Japon similaire à Aurora, la planète isolationniste et robotique décrite par Isaac Asimov.