Salaires et insécurité sociale
Alors que j'ai vu passer une nouvelle offre d'emploi au Japon proposant un niveau de salaire extrêmement bas, voire en dessous des minimaux légaux, je me suis dit qu'il serait intéressant de résumer dans un article les informations importantes a connaître sur les niveaux de salaire ou de revenus au Japon. Mais, vous me connaissez, j'ai quelques problèmes avec la définition de résumer.
Vu le taux de change actuel, et sauf mention contraire, j’éviterais de convertir les montants en yens dans cet article. Cela donne une image fausse autant des revenus que des coûts. Si la situation actuelle est très avantageuse pour les touristes, ca ne change rien pour les personnes payées en yens pour qui 1 yen est toujours égal a 1 yen, peu importe ce que fait l’euro, le dollar ou le renminbi. Il y a évidemment un effet sur l’inflation vu la part des importations et ce point est traité dans une section dédiée. Dans les cas où j’indique des sommes en euros, c’est a Parité de Pouvoir d’Achat, pour la France et pour l’année qui va bien. Il y aura donc une différence avec des montants obtenus par application brute d’un taux de change. Et tous les montants sont bruts, avant déduction des cotisations sociales, taxes locales ou paiement de la sécurité sociale.
Salaire
Le salaire moyen est stagnant depuis 1991
Depuis l’éclatement de la bulle en 1991, le salaire moyen nominal a tres peu évolué au Japon (contre une augmentation de plus de 30% en France sur la même période). Ajusté pour l’inflation, la situation est encore plus critique dans ce cas, la baisse est de 7% depuis 1991…
Le poids des contrats précaires
Environ 60% des actifs japonais sont en CDI. Les 40% restants sont sous un des nombreux contrats précaires existants : baito ou temps partiels, interim, contractuels ou autres. Cependant, c’est près de 60% des mères célibataires qui travaillent sous contrat précaire.
Pour ces contrats, même s’il est possible sur le papier de faire un temps plein, dans les faits, le temps de travail moyen tourne autour de 80h par mois (contre 170 pour les employés en CDI).
La taille de l’entreprise joue également sur le salaire :
Taille d’entreprise | Salaire moyen CDI | Salaire moyen autres contrats |
---|---|---|
Grande | 375 300 yens/mois | 228 100 yens/mois |
Moyenne | 318 700 yens/mois | 221 600 yens/mois |
Petite | 293 500 yens/mois | 208 600 yens/mois |
Nombreux sont celles et ceux qui sont enfermé.e.s dans un cycle sans fin de contrats précaires. Jusqu’en 2013, il n’y avait pas de limite aux renouvellements des contrats précaires, empêchant ces employés d’obtenir un emploi stable nécessaire pour beaucoup de choses dans la vie quotidienne. A partir de 2013 cependant, un employé sous contrat pendant 5 ans est automatiquement converti en employé permanent. Si on est loin de la limite des 2 ans qui existe en France, cette limite était déja une révolution au Japon et 2018, peu de temps avant la limite fatidique des 5 ans, de nombreux CDD ont été licenciés.
Il y a eu plusieurs jugements, jusqu’a la court supreme sur le sujet. Si le dernier en date est positif, le salarié en question ayant pu réintégrer son entreprise en tant que permanent, certains ont entériné la différence de traitement entre CDI et précaires. Typiquement, les avis de la court supreme de juin 2018 ont considéré comme légal des differences de salaires de 30% a poste égal, et même 40% si le salarié en question a dépassé l’âge de départ à la retraite.
Salaire minimum
Le salaire minimum horaire brut est réévalué presque chaque année, majoritairement début octobre. La mise à jour de 2023 marque un seuil important car le smic horaire moyen dépassera 1000 yen/h pour la première fois.
Année | Yen/h |
---|---|
2018 | 874 |
2019 | 901 |
2020 | 902 |
2021 | 930 |
2022 | 961 |
2023 | 1004 |
Il faut cependant prendre en compte que derrière ces chiffres, il y a de sérieuses différences selon les départements. Si le salaire minimum a Tokyo a dépassé les 1000 yens/h en 2019, avant la réévaluation d’Octobre 2023, il n’y a 2 autres départements qui ont atteint ce niveau (Osaka et Kanagawa).
Au delà de ces trois départements, c’est surtout le long de l’axe Tokyo-Osaka que les salaires horaires sont les plus élevés. A l’inverse, le Tohoku, Shikoku et la moitié sud de Kyushu ont les salaires les plus bas a moins de 900 yens/h.
Donc si vous suivez, pour un temps plein (40h/sem) au salaire minimum, il faut compter au moins
- 164 312 yens bruts a Iwate (salaire minimum le plus bas), soit 1180 euros bruts
- 204 792 yens bruts a Tokyo (salaire minimum le plus élevé), soit 1471 euros bruts
Ça peut paraître évident présenté comme ça, mais dans les faits, certaines entreprises tentent de proposer des salaires moins élevés.
L’objectif du gouvernement est de porter le salaire minimum moyen à 1500 yens par heure d’ici 2035 (il n’y a aucune typo dans cette phrase).
L’effet de l’inflation
C’est évidemment un des sujets de discussion principaux depuis 2022. Si en 2021, le Japon n’avait pas connu d’inflation galopante comme d’autres pays comme la France, depuis 2022, chaque mois voit ses annonces de plusieurs milliers de produits du quotidien qui augmentent de 8-20%, et les exemples de shrinkflation, autant de produits que de services, se multiplient sur les réseaux également.
Si sur l’ensemble, l’inflation restait extrêmement faible à nulle en 2022, pour l’alimentaire, le décrochage commence a partir d’août 2022 et s’accentue depuis. A la date de rédaction de cet article, en regardant les dernières mises à jour de juillet 2023, l’inflation pour les boissons et les produits alimentaires correspond au double de l’inflation sur l’ensemble.
La lutte
La Confédération Syndicale d’Osaka avait publié en 2022 une analyse qui montrait qu’a Osaka, pour vivre chichement en tant que jeune adulte seul-e, il fallait environ 240 000 yens par mois, ce qui correspondrait à un salaire horaire minimum de 1600 yens, bien loin des 992 yens par heure de l’époque et même des salaires révisés prévus en octobre 2023 comme discuté plus haut. C’est même au delà de la hausse envisagée à 1500 yens en 2035.
Une estimation similaire par la Federation du Travail de Saitama donnait des chiffres similaires pour la ville de Saitama en 2016.
Pour un couple trentenaire avec enfant(s) a Tokyo, l’estimation en 2020 était de 540 000 yens par mois. En 2020, pour une personne type de 25 ans vivant seule, il faut compter 249 642 yens / mois pour un homme et 246 362 yens / mois pour une femme.
Ces chiffres sont au cœur des revendications par les différents syndicats depuis plus de 10 ans pour un salaire minimum a au moins 1500 yens sur l’ensemble du pays avec une majoration a 1600 yens pour Tokyo.
C’est évidemment loin d’être le seul terrain de bataille des syndicats. Si en bon français, on pense rapidement à la grève (qui existe bel et bien au Japon), c’est surtout les négociations annuelles qui occupent le devant de la scène. Tous les ans en mars, les syndicats se coordonnent pour négocier des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail. Principalement tiré par les syndicats des grosses entreprises, il y a de grandes différences entre les avancées obtenues au terme des négociations selon les secteurs et les entreprises et selon leurs tailles également.
Par ailleurs, pendant longtemps, les travailleur.se.s précaires n’étaient pas représenté.e.s dans ces négociations. Les augmentations négociées ne les touchaient donc que très rarement. En 2023, certains ont ainsi reçu leur première augmentation en 20 ans, mais ca ne leur permet pas particulièrement de remettre du beurre dans les épinards. Ou d’aller au McDo…
En 2023, un syndicat s’est constitué pour représenter les travailleurs précaires qui, comme dit plus haut, constituent près de 40% des actifs japonais.
Différence de traitement femmes-hommes
Participation au monde du travail
Malgré l’idée reçue tenace que la grande majorité des femmes japonaises sont ou veulent être femmes au foyer, dans les faits, en 2022, près des trois-quart (73.8%) des femmes sont actives sur le marché du travail. C’est même légèrement plus élevé qu’en France (71.2%).
La croissance importante a partir de 2013 saute aux yeux. Elle peut être mise en relation avec la politique du gouvernement Abe, mais aussi a la hausse de l’insécurité financière suite aux annonces de la hausse de la taxe a la consommation en 2015. L’insécurité financière est aussi la raison principale invoquée par les couples dont les deux partenaires travaillent (68% des foyers). Autant pour le quotidien que pour les frais a venir et l’incertitude sur les retraites.
Il faut également noter la croissance a partir de 2004 lié a la dérégulation des lois du travail et des lois liées au recours à l’interim sous l’administration Koizumi. Koizumi était d’ailleurs un des mentors de Shinzo Abe, qui voulait poursuivre la précarisation du travail lors de son second mandat a partir de 2012. Abe était également membre du cabinet de Koizumi en contact avec la Diète lorsque ces lois ont été discutées et votées.
Plus forte représentation dans les contrats précaires
La participation des femmes sur le marché du travail est cependant à nuancer fortement. En regardant les chiffres dans le détail, on constate que plus de la moitié (autour de 53%) sont sous contrat précaire, contre moins d’un quart pour les hommes (23%).
Cette différence de statut a une importance cruciale puisqu’elle conduit au final a une difference de salaire entre 28% (pour les petites entreprises) et 39% (pour les grosses). Il y a également une difference de salaire entre hommes et femmes de 20% quelque soit le type de contrat et la taille de l’entreprise.
A noter également que le code fiscal japonais dispose de niches (souvent appelées 年収の壁) permettant au conjoint gagnant moins d’un certain montant de faire une déclaration conjointe et d’être exempté du payment de certains impôts ou de payer la sécurité sociale. Ce qui concerne très majoritairement les contrats précaires et particulièrement les femmes. L’effet pervers de ce mécanisme est l’injonction faite à ce conjoint de maintenir un revenu sous un de ces seuils fatidiques, ce qui a évidemment des conséquences à leur indépendance financière en général et sur leur accès à une retraite suffisante. Le gouvernement réfléchit actuellement (octobre 2023) à amender ce système pour mettre en place une dérogation permettant de dépasser le seuil d’1,3 million de yens pendant 2 ans, qui correspond au seuil de paiement de la sécurité sociale.
Pensions de retraite
Le systeme de retraite japonais a deux niveaux :
- la pension de base (国民年金)
- la pension complémentaires ou pension des salariés (厚生年金)
En 2023, la pension de base pour une carrière complète (40 ans) est de 66 250 yens par mois (soit 450 euros). Le montant de la pension était globalement stable mais en légère baisse constante depuis l’an 2000 jusqu’à l’augmentation de 1500 yens en 2023. Son montant est révisé régulièrement sur la base d’une formule qui prend notamment en compte la population active, ce qui, vu la tendance démographique, explique la baisse continue.
Le montant moyen de la pension complémentaire elle aussi dévisse de 20% depuis l’an 2000, atteignant environ 144 000 yens par mois (equivalent a 1014 euros). Pour une fois, la comparaison avec la France peut être intéressante puisque pour la retraite minimale pour un taux plein est de 1248 euros (en 2023) et que le minimum vieillesse (aka Aspa pour reprendre l’acronyme officiel le plus récent) est de 961,08 euros.
Dans le cadre de la réforme de la retraite voulue par Abe, l’administration japonaise a en quelques sortes reconnu que les niveaux de pension était trop bas en disant que le couple de retraités type devait avoir une épargne de 15 a 30 millions de yens (de 100 000 à 200 000 euros) pour couvrir les frais de subsistance pendant 30 ans, la pension de retraite étant loin de garantir le minimum vital.
Surtout quand on regarde le détail du niveau d’épargne des couples de plus de 65 ans. S’il est vrai que l’épargne moyenne augmente doucement depuis 10 ans, atteignant 19 millions yens en 2022, contre 17,4 millions en 2013, l’épargne médiane (50% ayant plus, 50% ayant moins) n’est que de 11 millions.
Il faut aussi prendre en compte les environ 20.8% des foyers plus de 60 ans qui en 2022 n’ont strictement aucune épargne disponible. C’était 10.2% en 2007.
Car dans les faits, la proportion de retraités qui ne reçoivent que la pension de base est très importante. C’est en effet 64.3% des personnes vivant seules et 56.7% des couples âgés qui sont dans cette situation.
On constate aussi une différence dans l’accès à la pension complémentaire et aux montants reçus entre hommes et femmes. Les hommes reçoivent en moyenne 163 000 yens par mois contre 105 000 pour les femmes. Au delà de cette différence de 36% dans le montant moyen, les femmes ne représentent qu’un tiers des bénéficiaires des pensions complémentaires du fait de la fragmentation et de la précarité de leurs parcours.
Si le Japon est souvent pris en exemple en France pour le travail des séniors et reculer l’âge de la retraite, quand la question est posée au Japon, 77% répondent travailler pour recevoir de quoi survivre. Le tout en recevant un salaire plus faible que précédemment. Leurs principaux soucis sont l’usure physique (65.5%), la santé générale (57.5%) et l’incertitude sur leurs finances (48.4%). Dans le même temps, les entreprises essaient de recruter plus de séniors pour tenter de faire face au manque de main d’oeuvre.
Le système de retraite est pensé autour de l’idée que les enfants aideront leurs parents, y compris financièrement, pendant leur retraite. Ce qui, à très haut niveau, pose problème vu que le nombre de japonais dans la force de l’age (18-64 ans) diminue drastiquement. Au delà du nombre de personnes qui cotisent, le nombre de personnes pouvant s’occuper de leurs parents diminue. Ce qui se combine avec la baisse du taux de natalité depuis 40 ans.
Mais c’est aussi une question de géographie. Les 70 dernières années ont vu un exode rural des jeunes vers les grandes villes, et dans l’autre sens, le retour dans les campagnes au moment de la retraite (encore marginal mais en augmentation), ce qui conduit a une séparation physique entre enfants et parents.
Enfin, le gouvernement japonais s’inquiète également de ce qu’il appelle le problème 5080 : les “enfants” cinquantenaires devant s’occuper de parents de 80 ans ou plus. C’est, entre autres, dû aux besoins de soins et d’assistance des parents à cet age, ce qui peut bouleverser la vie personnelle et professionnelle des enfants, mais aussi car les cinquantenaires en question sont entré sur le marché du travail au début des années 90, quand les recrutements étaient gelés. Ils ont ensuite été pris dans une spirale de contrats précaires, n’étant plus insérés dans le parcours classique de recrutement a la sortie de l’université, ce qui a eu un impact important sur leurs revenus comme vu plus haut. D’où leur nom de Génération Perdue.
L’occasion de rappeler que Taro Aso, alors vice Premier Ministre, disait en 2013 que les vieux devraient “mourrir, et le plus vite possible” pour améliorer la situation financière du pays.
Alors que je m’apprête à publier cet article, Takenaka Heizo, un des architectes de la précarisation du marché du travail sous Koizumi, annonce souhaiter la fin du système de retraite et que les gens travaillent jusqu’à 90 ans. Présenté tel quel, c’est une honte, mais dans l’interview en question, il revient surtout sur les défauts, échecs et inégalités du système de retraite actuel, ainsi que sur la crise des soins et de l’accompagnement aux personnes âgées autant sur le plan humain (le manque de main d’oeuvre, le poids que cela fait porter sur les enfants…) mais aussi organisationnel et légal car rien n’est prévu ou fait pour améliorer la situation.
Salaire median et seuil de pauvreté
C’est étonnamment un chiffre sur lequel le gouvernement japonais communique relativement peu et très irrégulièrement. Le salaire médian (50% des personnes gagnent plus, 50% gagnent moins) sert notamment a déterminer le seuil de pauvreté (généralement défini comme 50% du salaire médian).
Donc, pour le Japon en 2019, le salaire annuel médian est de 2 690 000 yens par an, ce qui correspond a un seuil de pauvreté 1 345 000 yens soit 112 000 yens par mois.
Ce qui correspond a un mi-temps au salaire minimum a Tokyo ou quatre-cinquième dans les départements où le salaire minimum est inférieur a 900 yens/h.
A noter : ce chiffre correspond au revenu individuel et pas celui du foyer.
Pour comparer avec la France, il faut aligner avec la définition alternative qui fixe le seuil de pauvreté a 60% du salaire médian. En 2019, ce seuil était à 134 500 yens bruts par mois, soit 924 euros. La même année, le seuil était de 1102 euros en France.
Contrairement a la France, les plus de 65 ans ont aussi le taux de pauvreté le plus élevé. Le faible montant de la retraite est la principale raison citée. Les retraités ne touchant que la pension de base sont bien en dessous de ce seuil. On peut aussi constater que c’est la même chose pour la pension complémentaire moyenne pour les femmes.
Enfin les parents isolés (très majoritairement des mères célibataires) sont également particulièrement touchés : en 2021, 44.5% vivaient sous le seuil de pauvreté. Leur situation est particulièrement critique pendant les congés scolaires car les cantines scolaires sont alors fermées et 40% des parents isolés ne sont alors capable de survenir qu’à 2 repas par jour à leurs enfants (4% seulement 1 repas).
Pour aller plus loin
L’autre pendant de cette discussion est évidemment du coté des dépenses essentielles. Et un jour, je prendrais le temps d’écrire plus en détail dessus. En attendant, vous pouvez déjà regarder du coté de l’article sur la location à Tokyo qui fait notamment le point sur les loyers moyens par arrondissement, les types d’appartement etc.
C’est aussi pour toutes ces raisons que depuis un an, les articles racontant les success stories de japonais s’installant à l’étranger se multiplient, mettant en avant des salaires doublés voire plus et découvrant de meilleures conditions de travail se multiplient.
Alors qu’au Japon, les entreprises comme le gouvernement essaient de faire face au manque de main d’oeuvre, que ce soit en tentant d’inciter les résidents à bouger dans les régions avec le plus de besoin, soit en faisant appel à une immigration vue comme corvéable a merci, si le Japon devient une terre d’émigration économique, cela viendrait sérieusement gripper les ambitions du pays. Sans doute l’occasion de revenir sur mon article sur les grandes questions du marché du travail japonais de 2018