Achikochi

Entre tradition et modernité

2023-03-28 | Lecture : 9 min

S’il y a bien une expression cliché sur le Japon, c’est bien celle-ci. Le « entre tradition et modernité » ou ses variantes plus ou moins déguisées et inspirées transparaissent dans énormément de contenus sur le Japon. C’est loin d’être nouveau. C’est loin de disparaitre.

Et après tant d’années a râler dessus, il est temps d’y jeter un oeil.

Rassurez-vous, je ne compte pas me reconvertir dans le contenu Japon lambda. Ne vous attendez pas a des articles passionnés sur les distributeurs de boissons.

Comme un objet culturel en soit

S’il y a une part de cynisme qui transparait dans l’usage de l’expression ces dernières années, elle reste cependant extrêmement utilisée. Un peu comme un synonyme, tout aussi éculé, a « terre de contrastes » appliqué a des pays ou régions mettant bien plus en avant leurs atouts naturels que le Japon dans leurs communications.

L’expression est utilisée dans la communication institutionnelle pour promouvoir le tourisme, un exemple récent étant la campagne Old meet New de Tokyo, lancée en 2017, mais la tendance étant plus ancienne, Air France ayant fait des campagnes par le passé basé sur le concept pour promouvoir ses vols a destination de l’archipel. Ou JNTO et ses campagnes de publicité Where tradition meets the future participent également a la tendance.

Publicité JNTO mettant en parallele une geisha et le robot Asimo
Where tradition meets the future

Entre modernité et tradition, deux poids, deux mesures

Pourquoi cette image colle au Japon et beaucoup moins a l’Europe ? La Cour du Louvre, celle du Palais Royal a Paris et ses colonnes de Buren, le Grand et Petit Palais représentant du top de la technologie de leur époque ? Le melange de style entre la Tour Eiffel et les facades Haussmaniennes ? L’ensemble de ville cadrée entre La Tour Eiffel, le Sacré Coeur avec le quartier de La Défense en arrière plan. Les designs futuristes du Front de Seine. Ou la nouvelle Samaritaine qui a pris le concept a bras le corps.

Paris, alignements haussmannien avec la Défense en arriere plan. CC urtimud.89 via pexels.com
Paris aussi, entre tradition et modernité

On peut aussi mentionner Lyon et son Crayon dont la hauteur reflète celle de Notre Dame de Fourviere, le fameux miroir d’eau de la place de la Bourse a Bordeaux. Londres, son Shard et son Eye of London qui font face a Big Ben…

Vous allez me dire que le melange de tradition et modernité ne s’arrête pas a l’architecture ou a l’urbanisme, et je suis d’accord. Mais bon, carnaval et mardi-gras, chandeleur sont des événements qui ont des racines païennes millénaires et toujours suivies aujourd’hui.

Donc pourquoi est-ce que l’expression n’est pas appliquée ici aussi ?

Modernisation et choc des cultures, quand la bête immonde montre sa tête

A l’époque ou j’étais a fond sur Twitter, j’avais une recherche enregistrée pour cette expression. Ce qui me surprenait, c’était que la majorité des tweets portaient plus sur l’Afrique ou l’Islam que sur le Japon. Et du coup j’avais commencé a creuser un peu le sujet et j’étais tombé sur des masses d’articles économiques.

Quel est le lien entre ce cliché, que j’associais plutôt au tourisme et aux exposés des collégien.nes, et l’économie ?

La clef tient dans la théorie de la modernisation. Pour faire simple, cette théorie présuppose que les differences de développement entre les pays sont dus a des différences de culture et apparait a peu près a la meme époque que le concept de Tiers-Monde. Oubliez le colonialisme, les guerres imposées par les puissances occidentales, la Françafrique etc

Si cette définition vous semble avoir quelques relents nauséabonds, c’est normal. Elle érige la culture occidentale (quoi que cela veule dire) comme parangon de la réussite autorisant a éliminer les autres cultures, langues et pratiques, considérées comme arriérées.

Par ailleurs, l’occident est ici vu comme ayant terminé sa modernisation. Mieux que ca, l’occident est accompli. Les autres pays, arriérés, ne pouvant que rattraper leur retard et suivre la lumière de ces pays avancés.

Si on regarde l’usage de l’expression sur Google N-Gram Viewer (qui permet de suivre l’utilisation d’un mot ou d’une expression dans les textes publiés), autant en français qu’en anglais on constate bien une première vague dans les années 50-60 (qui correspond au pic de la théorie de la modernisation) mais surtout un boom a partir des années 90

Usage d'Entre tradition et modernité en français, via Google N-Gram Viewer
Usage d'Entre tradition et modernité en anglais, via Google N-Gram Viewer

Cette deuxième vie de l’expression fait suite a la publication en 1989 du texte controversé du néoconservateur américain Francis Fukuyama La Fin de l’histoire qui cherche a remettre au gout du jour la théorie de la modernisation et vante la victoire de la culture capitaliste sur le monde, suite aux premiers signes de l’effondrement du bloc soviétique. Et qui a ce titre appelait ensuite a la guerre en Irak avant de la critiquer, non pas en considérant que c’était une erreur mais plutôt pour attaquer les autres pays environnants, plaçant ainsi l’islam comme culture a abattre dans son raisonnement.

Moderne sans être occidental

OK, soit mais pourquoi ce terme colle au Japon alors ?

Le Japon a été un des premiers a faire plier un pays européen (a savoir la Russie tsariste lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, bien après la raclée infligée a la France par Saint Domingue / Haïti en 1804). Et c’est ce premier succès qui a permis au Japon de rejoindre le club des pays « avancés ». Cependant, idées racistes de l’époque oblige, comme le montre l’explosion de la rhétorique du péril jaune a ce même moment, le Japon est classé comme « moderne sans être occidental » pour reprendre le titre du livre de PF Souyri sur le sujet. Reconnaitre les avancées du pays mais tout en les rabaissant, en le rabaissant sous une couche de tradition, du poids du passé et ainsi, lui donner une place de second plan. Surtout après 30 ans ou le japonisme battait son plein en Europe. Entre tradition et modernité donc.

Alors que la théorie de la modernisation atteignait son pic de popularité, le Japon connaissait lui sa période de forte croissance économique. Cela lui valut d’être pris en exemple autant par les tenants que par les opposants a cette théorie. Comme dit plus haut, le Japon avait déjà réinventé une grosse partie de sa tradition pour rejoindre le club des pays occidentaux a la fin du XIXème siècle. D’un autre coté, la mise en avant du shintô, de l’empereur, du fameux kokutai, le bullshitdo (écrit et conceptualisé en anglais, au début du XXème siècle, pour s’aligner avec la chevalerie européenne, rappelons le) étaient vus comme autant d’éléments qui faisaient pencher le Japon du coté féodalisme et donc « arriéré ». D’ou les efforts mis en oeuvre au sortir de la guerre pour retrouver cette place au coté des pays modernes.

Tradition et modernité, la revanche

Les années 70 marquent le tournant. L’expo universelle de 1970 a Osaka puis, l’inversion de la balance économique entre le Japon et les USA en faveur du Japon marquent les consciences. La communication aussi évolue. D’un pays qui copie les produits occidentaux, on se demande alors ce qu’on peut apprendre de lui. C’est l’époque des publications telles Japan as Number One: lessons for America de Ezra Vogel. Et le coup de grâce avec la mise en vente du Walkman en 1979. Dans les années 80, le Japon devient le premier producteur de semi-conducteurs et maitrise les technologies de pointe en la matière.

Mais a la meme époque, le Japon puise dans son imaginaire culturel pour justifier sa croissance. Les années 50 et 60 voient le pic des films de samurais de Kurozawa. dans les années 60 et 70, Zatoichi sort entre 1 et 4 films par an. C’est aussi l’époque ou le Traité des cinq roues de Musashi est présenté comme un code a suivre pour les cols blancs, etc. Que Family Mart fouille les fonds de tiroirs pour inventer une tradition du ehomaki

D’un point de vue franco-français, c’est aussi dans la deuxième partie des années 70 que Bruno-René Huchez commence a inonder les chaines françaises de productions animées japonaises.

Bref, on se retrouve d’un coté entre des productions a la pointe des technologies et un appel a un passé halluciné. Entre tradition et modernité donc.

Le mot de la fin

Il est facile de crier a l’orientalisme a chaque cliché sur le Japon mais le texte fondateur d’Edward Said se posait justement en réponse a cette théorie de la modernisation qui faisait les gros titres dans les années 50 et 60.

Au final, c’est une expression assez située politiquement vus les concepts mis en oeuvre par la théorie de la modernisation qui l’a fait décoller.

Et c’est aussi une expression datée qui bien que répétée ad nauseam dans les brochures touristiques correspond de moins en moins a la réalité. Elle forge les attentes des visiteurs lors de leur arrivée mais la répéter tel un mantra ne fera pas revenir un hypothétique âge d’or du Japon.

Deux commentaires pour finir:

  • il y a beaucoup de choses a dire sur le sujet et ce n’est pas un article de ~1500 mots par un random de l’internet qui lui fait justice
  • Le concept de tradition lui meme est une construction hyper interessante sur laquelle on reviendra. Dans les années 70, les critiques de la position tenue dans cet article pointaient déjà que ce qu’on appelle tradition est souvent un simple mot ancien sur lequel on colle un concept nouveau a des fins mercantiles ou politiques.